Ceci n’est pas un désaccord

Il arrive parfois que l’entreprise, au cours de l’élaboration ou de la mise en œuvre de sa stratégie, soit confrontée à des blocages : certains, en interne, doutent, s’interrogent, voire s’opposent…
Dans ces situations le patron peut être tenté de « passer en force » : « qui m’aime me suive ! » Et que ceux qui ne sont pas d’accord en tirent toutes les conséquences…
Après tout, le dirigeant-actionnaire, celui qui investit son argent dans l’entreprise est le seul légitime pour décider de son cap à long terme. C’est en effet lui qui prend les risques. Aux autres de s’intégrer dans ce cadre… ou de partir.

Cela veut-il pour autant dire qu’il faille systématiquement imposer son point de vue ?

Certes, il ne faut pas se voiler la face. Les raisons de ne PAS changer sont souvent plus nombreuses que celles qui poussent à opérer les ruptures nécessaires à la pérennité de l’entreprise. Le changement fait peur, le confort du monde connu rassure. Une forte détermination est donc indispensable pour atteindre l’objectif fixé.

De la même façon, il existe fréquemment des opposants – cachés ou non – qui n’hésiteront pas à torpiller le projet commun, s’il va à l’encontre de leurs intérêts. Mieux vaut donc mieux s’en séparer.

Pour autant, tout désaccord est-il interdit, toute opposition proscrite et toute explication inutile ? Clairement non !

Pourquoi ?

Parce qu’en entreprise – comme dans nos sociétés évoluées d’ailleurs – nous passons la majeure partie de notre temps à manier des concepts abstraits : performance, stratégie, offre, marché, etc.

Or, ce ne sont que des constructions intellectuelles. Elles n’ont aucune existence concrète. Nous ne trouverons pas de « marché » dans la nature. La « stratégie » n’a pas de réalité physique. Et qu’est-ce que la « performance » sinon une notion bien subjective ?

Ceci n'est pas une pipeBref, il en est de ces notions comme de la pipe de René Magritte : ce n’est pas une pipe mais uniquement sa représentation – en effet on ne peut ni la prendre en main ni la fumer. Elle n’est pas réelle !

Pourtant, à force de manier de telles représentations, nous en oublions leur nature véritable et les traitons comme des réalités tangibles : notre représentation devient LA vérité.

Or, le propre des représentations est, qu’il en existe une multiplicité… Autant, au moins, que de points de vue.

Ainsi, notre culture, notre éducation et notre expérience façonnent la manière dont nous nous représentons notre environnement et les faits qui s’y déroulent. Elles agissent comme un prisme, comme une paire de lunettes déformante – ou devrions nous dire structurante ? – nous permettant d’interpréter le réel.

Par conséquent, un DRH émérite, de culture conservatrice et religieuse – donc volontiers moralisateur –, et dont la carrière a été marquée par les jeux d’appareil dans les holdings, n’analysera pas la vie de l’entreprise de la même façon qu’un jeune collaborateur à l’éducation libérale et laïque.

Là où le second raisonnera « responsabilité », le premier lira « pouvoir ». Là où l’un dira « erreur » l’autre verra « faute ». Là où le vieux exprimera « expérience », le jeune ne percevra que « conformisme »…

Six ou neuf ? Question de point de vue !

De la même façon : 6 ou 9, où est la vérité ? Y en a-t-il une d’ailleurs ? Dès lors, pourquoi tenter de convaincre l’autre du bien-fondé de sa perception et rentrer dans le conflit ?

Ce genre de situations doit d’abord nous inviter à réinterroger nos propres représentations et convictions. Car ceci n’est pas un désaccord, mais bien une différence de points de vue !

Celles-ci sont fréquentes lorsque l’on manie des concepts abstraits. Deux termes peuvent désigner le même objet – comme ici « six » et « neuf » –. Mais un même vocable peut aussi signifier deux choses différentes. Le mot « démocratie » revêt-il ainsi la même signification pour M. Obama et M. Poutine ? On peut en douter !

Pourtant, travailler ensemble nécessite de s’accorder, c’est-à-dire de prendre le temps de partager les représentations de chacun, et de converger. Car qui peut prétendre détenir, seul, la vérité sur des sujets aussi complexes et abstraits que la stratégie d’une entreprise ? Personne.

Nous sommes, plus souvent qu’on ne le croit, dans la même situation que les six aveugles de la fable indienne rendue célèbre par le poète américain John Godfrey Saxe.

Rappelons l’histoire. « Six hommes d’Inde, très enclins à parfaire leurs connaissances, allèrent voir un éléphant (bien que tous fussent aveugles) afin que chacun, en l’observant, puisse satisfaire sa curiosité. Le premier s’approcha de l’éléphant et perdant pied, alla buter contre son flanc large et robuste. Il s’exclama aussitôt : « Mon Dieu ! Mais l’éléphant ressemble beaucoup à un mur ! ». Le second, palpant une défense, s’écria : « Ho ! Qu’est-ce que cet objet si rond, si lisse et si pointu ? Il ne fait aucun doute que cet éléphant extraordinaire ressemble beaucoup à une lance ! ». Le troisième s’avança vers l’éléphant et, saisissant par inadvertance la trompe qui se tortillait, s’écria sans hésitation : « Je vois que l’éléphant ressemble beaucoup à un serpent ! ». Le quatrième, de sa main fébrile, se mit à palper le genou. « De toute évidence, dit-il, cet animal fabuleux ressemble à un arbre ! ». Le cinquième toucha par hasard à l’oreille et dit : […] nul ne peut me prouver le contraire, ce magnifique éléphant ressemble à un éventail ! ». Le sixième commença tout juste à tâter l’animal, la queue qui se balançait lui tomba dans la main. « Je vois, dit-il, que l’éléphant ressemble beaucoup à une corde ! ». Ainsi, […] chacun faisant valoir son opinion avec force et fermeté. Même si chacun avait partiellement raison, tous étaient dans l’erreur. » (Source : Wikipedia)

En stratégie comme en matière d’éléphant, n’est-on pas meilleurs collectivement que tout seul ?

D’autant que pour une mise en œuvre efficace, une large compréhension et une forte appropriation de la stratégie par les collaborateurs sont cruciales.

Ici, peut-être plus qu’ailleurs, les paroles du Directeur‑Général Adjoint d’une belle entreprise agroalimentaire, prennent tout leur sens :

« Tu m’imposes, je m’oppose ; tu m’impliques, je m’applique. »

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